11 mars 2015

Sur l'avenir des Régions : une interview inédite de Raymond Barre.

Rares furent les maires de Lyon et présidents de la désormais métropole qui eurent des responsabilités politiques à la fois nationales et européennes. Raymond Barre, ancien premier ministre et vice-président de la Commission européenne, figure au premier rang parmi ceux-ci.

Après les élections européennes et dans la perspective des futures régionales, vous trouverez ci-après une interview inédite de Raymond Barre sur l'avenir des Régions, faite le 11 mars 1991
 dans le cadre de la rédaction d'un mémoire de maîtrise à la Faculté de Droit de l’Université Jean Moulin (Lyon III) et co-rédigé par Geoffroy de Chassey (ci-après GC) et moi-même. 

Intitulé « Réflexion sur la Région européenne », ce travail visait à caractériser les capacités d’intégration d’une Région dans le cadre de la construction européenne ; sujet d’emblée qualifié de  « vaste programme » et de « grande ambition » par Raymond Barre qui démarre l'interview.

Rappelons que cet entretien se déroule moins de deux ans après l’effrondrement du bloc soviétique et quelques mois avant la signature du traité sur l’Union européenne (traité de Maastricht).
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R. BARRE : Rhône-Alpes et la Région Ile-de-France sont les seules Régions qui ont une chance de réussir leur intégration européenne car il faut, pour cela, une certaine masse et taille critiques

GC : Pas l’Alsace ?

R. BARRE : Avec l’Alsace, on arrive sur la constellation des Régions périphériques. C’est une Région transfrontalière

GC : Pourtant, dans les classifications que l’on établit concernant l’attirance des entrepreneurs étrangers vers les Régions françaises, l’Alsace dépasse la Région Rhône-Alpes.

R. BARRE : Simplement parce que l’Allemagne et la Suisse sont en plein développement. Ce sont les marchés qui sont les plus proches et les plus dynamiques (…) D’après les hypothèses de développement européen, un flux spécial d’échanges et de services devrait partir de Grande Bretagne, à travers le tunnel sous la Manche, passé par le nord de la France, l’Alsace pour rejoindre la Région de Bâle-Zurich (…) Cet axe est en train et va se développer ; il écarte, un peu du même coup, la Région Ile-de-France. Nous, dans la Région Rhône-Alpes, nous sommes sur l’axe Nord-Sud, (…) il faut que nous développions notre attraction car notre intérêt n’est pas Milan, c’est plutôt passer des accords avec Genève et Turin qui doivent être nos alliés naturels alors que Zurich et Milan ne le sont pas. Voyez les conséquences : je dis à mes collègues de la Région, n’allez pas courtiser Milan parce que Milan ce n’est pas notre affaire, mais allez vers Turin et Gênes.

JE : Entre les différentes conceptions de l’Europe, quelle est celle qui a le plus de chances de se réaliser ?

R. BARRE : En ce qui concerne l’Europe, il faut avoir une ligne directrice et, pour moi, elle reste celle que la France a toujours suivi depuis le début de la construction européenne ; c’est-à-dire organiser une communauté qui soit à l’Ouest, une communauté solide. Nous sommes à l’heure actuelle à douze : c’est à mon avis l’optimum et le maximum. Que cette communauté développe ses relations avec les autres pays d’Europe occidentale sur la base du libre échange. Qu’elle développe également ses liens commerciaux, économiques et financiers avec les pays d’Europe centrale et orientale qui viennent de recouvrir leur liberté. Et pour l’ensemble du continent, qu’il y ait quelque chose d’assez vaste, politiquement, économiquement, culturellement, qui soit une confédération à la manière de M. Mitterrand. C’est une structure qui apparaît nécessaire si nous voulons maintenir la paix sur le continent. Cette structure ne sera elle-même valable et efficace que si nous avons réussi, en Europe occidentale, à avoir un noyau dur qui soit l’Union européenne : c’est à dire la communauté actuelle à l’ombre du marché unique, vers l’union économique et monétaire et vers l’union politique conçue au sens de la coordination des politiques étrangères et, à terme, la défense. Donc, là-dedans, la « maison commune» , prenons tous ces termes, ce sont des expressions lancées de droite et de gauche par des gens qui ont leur propre stratégie. La « maison commune », c’est la stratégie soviétique, cela rejoint la scission d’un système global européen. Mais, rien ne serait plus dangereux que la « maison commune » sans un noyaux dur.

JE : Cela signifie-t-il que l’ouverture vers l’Est n’a pas remis en question la construction européenne ?

R. BARRE : Pas du tout. Les Allemands ont pour intérêt de rester accrochés d’une part à la communauté et, d’autre part, à l’Alliance atlantique (…) Dans la Mitteleuropa, ils y ont toujours été… on ne va pas leur demander de ne pas y être ! Leur problème actuellement, c’est l’Allemagne de l’Est. La RFA est bien évidemment tournée vers l’Ouest et jamais l’Allemagne Fédérale ne commettra l’erreur d’aller se perdre dans la direction d’un mythe passé ( …) Les intérêts de l’Allemagne ne sont pas à l’Est.

G.C : Entre les différentes conceptions de l’Europe, je pensais surtout à l’Europe des Régions.

R. BARRE : Non, l’Europe des Régions est une image ; il ne peut pas y avoir d’Europe des Régions. Les nations sont composées de Régions. Les Allemands ont un système décentralisé reposant sur les länders ; les Italiens ont fait des Régions ; l’Espagne a fait des régions ; nous avons fait des Régions ; mais la décentralisation n’a jamais mis en question le phénomène de l’unité nationale. Et, la communauté ne peut être qu’une communauté d’Etats. Tout le reste, c’est de la plaisanterie : je vous en parle comme ancien membre de la Commission et comme ancien Premier ministre français. C’est la communauté des patries : cela n’a pas de sens opérationnel. Cela ne veut pas dire du tout que les Régions n’aient pas de sens, cela ne signifie pas que les Régions ne puissent développer des liens entre elles. Cela ne signifie pas que les Régions, en relation avec leur gouvernement respectif, ne puissent pas traiter de leurs problèmes avec Bruxelles.

GC : Elles ne peuvent pas se passer de cet intermédiaire ?

R. BARRE : Non car les traités reposent sur les Etats. Je suis tout à fait partisan des Régions mais la communauté sera toujours une communauté d’Etats qui auront tendance à se décentraliser.

JE : Vous n’envisagez pas une « Europe des Régions », Europe fédérale avec un Etat supranational. L’assemblée des Régions d’Europe, qu’est-ce donc pour vous ? Les délégations des Régions à Bruxelles ?

R. BARRE : Ce sont des activités de communication des Régions.

JE : Et quand le quai d’Orsay demande à la Région Rhône-Alpes de rester en retrait au niveau de sa délégation à Bruxelles ?

R. BARRE : Et bien, je pense qu’il n’y a pas d’autres attitudes à avoir parce que je ne vois pas comment, à moins de créer la cacophonie, une Région comme Rhône-Alpes pourrait traiter directement avec Bruxelles en ignorant l’Etat français. Ou alors, il n’y a plus d’Etat. Les Etats disparaissent et il se met en place un gouvernement fédéral en Europe chargé des soixante Régions qu’il y a en Europe. Cela, je n’y crois pas. Tout est possible mais je ne vois pas comment on pourrait aller vers une solution pareille. Je ne vois pas comment les nouveaux Länders de l’ancienne RDA pourraient se passer de l’Etat fédéral allemand. Non, je crois que c’est une vision, une espèce de logomachie.

GC : Donc les Etats ne seront jamais disqualifiés au profit de Régions.

R. BARRE : Jamais. Je vois l’Europe comme une communauté d’Etats et ces Etats allant tous vers une décentralisation intérieure. Des Régions répondant beaucoup plus à l’aspiration des citoyens à traiter leurs propres affaires plutôt qu’à une centralisation.

JE : La proximité, alors…

R. BARRE : Exactement, c’est une recherche de proximité mais je ne vois pas comment les institutions régionales pourraient se transformer en institutions semi-étatiques. Je sais, c’est une idée en France de lancer l’Europe des Régions. Vous savez, nous sommes cartésiens, donc systématiques, et l’idée nous la déclinons jusqu’au bout sans regarder la réalité. Je suis tout à fait acquis à la notion régionale ; je pense que cela correspond au désir des citoyens de gérer leurs affaires efficacement et pour cela, il faut une taille critique. Je crois que la régionalisation est un excellent moyen de dégager des élites politiques nouvelles et d’assurer le renouvellement de ces élites politiques, mais concernant les affaires européennes, la communauté restera une communauté d’Etats.

JE : Pour vous, la nation est une réalité incontournable et la Région ne la remplacera jamais.

R. BARRE : La nation constituée en Etat.

JE : Vous avez évoqué précédemment le processus futur de centralisation européenne : libre-échange, union monétaire, jusqu’à une lointaine étape qui sera celle de la défense commune. Quels seront les pouvoirs qui resteront aux mains des Etats ?

R. BARRE : C’est là le grand problème. C’est le principe de subsidiarité. A terme, vous avez des Etats nationaux qui opèreront dans le cadre d’orientation et de règles fixées au niveau confédéral ou fédéral, mais ils exerceront sur le territoire national la majeure partie de leurs responsabilités. En matière monétaire, le système européen des banques centrales comportent Eurofen, la banque des banques centrales mais les banques centrales demeurent. La première définit la politique commune pour les autres, mais la gestion monétaire de chaque Etat reste entre les mains de chacune des banques centrales.

JE : Je suis peut-être trop cartésien mais, à partir d’une banque centrale, d’une défense commune, les Etats vont perdre du pouvoir, non ?

R. BARRE : Je suis d’accord avec vous. Les Etats vont transférer des compétences et de la souveraineté, mais ils ne disparaîtront pas et vous ne verrez pas des relations Régions et Etat fédéral européen éliminer des relations entre Etat fédéral et Etats membres. L’Etat ne perd pas toutes ses prérogatives : un Etat peut transférer une partie de ses responsabilités. C’est le cas de la politique agricole. Par exemple, je ne crois pas à une politique agricole liant l’Etat fédéral directement aux Régions car, dans le système que nous avons, les contributions au budget communautaire passent par les Etats et sont votées par les assemblées nationales. Cela reviendrait, dans le cas contraire, à faire disparaître l’Etat et on en reviendrait à une constellation d’Etats régionaux. Cela, c’est une vue totale de l’esprit !

JE : Restez-vous convaincu que la Région jouera un rôle d’importance dans les années à venir ?

R. BARRE : Je suis en France partisan de la Région et je pencherais plutôt pour une suppression du département et un redécoupage des régions en neuf unités.

GC : pour vous, qu’est-ce que l’intégration européenne d’une région ? Sa signification ?

R. BARRE : La région est intégrée dans l’espace européen qui est en train de se constituer. C’est une intégration économique mais aussi des échanges culturels. L’intégration est plus ou moins forte en fonction des phénomènes de polarité et des phénomènes de distance. L’intégration sera évidemment plus forte pour une région dynamique que pour une Région qui ne l’est pas. La Région Rhône-Alpes devra plus commercer avec ses partenaires européens que le fait la région Centre. Par ailleurs, le Régions frontalières ont une position spécifique : il faudrait envisager des regroupements… On cherche à développer des liens spécifiques entre les régions et d’autres partenaires sans que cela nuise à l’Etat.

JE : Quelle est la meilleure taille pour faire face au marché européen ?

R. BARRE : Ni la Région, ni l’Etat. A mon avis, une firme aujourd’hui est mondiale. Aucune firme n’est encore régionale ou hexagonale. L’idée selon laquelle les firmes s’appuient sur un territoire déterminé pour conquérir des marchés nouveaux, ne tient plus de nos jours car il n’y a plus de protectionnisme. Les Régions peuvent seulement faire rejaillir leur dynamisme dans la recherche et dans les moyens de communication des firmes qui composent leur système productif

GC : Est-ce que la Région n’est pas mieux placée que l’Etat pour aider les entreprises ?

R. BARRE : Tout dépend des objectifs recherchés. Le but de la région Rhône-Alpes est de créer des structures d’accueil pour que les entreprises viennent s’y installer. La réalité est le marché mondial et il est indispensable de se placer dans cette perspective si on veut agir de manière efficace.

JE : Donc, le grand marché européen ne sera pas européen mais mondial ?

R. BARRE : Le grand marché européen sera un grand marché ouvert sur le marché mondial. Le protectionnisme n’est plus viable et la communauté n’est utile que parce qu’elle nous permet d’obtenir la réciprocité.

JE : Quels sont pour vous dans l’ordre d’importance les éléments nécessaires pour qu’une région réussisse l’Europe ?

R. BARRE : En premier lieu, une capacité industrielle et financière.

GC : C’est pour cela que les régions qui n’en ont pas, n’ont aucune chance ?

R. BARRE : C’est pour cela que je dis que certaines Régions doivent disparaître. Je me suis battu pour qu’il y ait en Rhône-Alpes des institutions financières qui marchent, parce qu’une région qui a déjà une capacité industrielle doit avoir un tissu financier pour mobiliser l’épargne et la mettre à disposition des entreprises.

JE : Le découpage des Régions, vous l’avez déjà pensé ?

R. BARRE : Cela, je ne vous le donnerai pas car - en tant que politique - je ne veux pas susciter des tempêtes.

GC : En deuxième position ?

R. BARRE : La capacité de formation des hommes : A tous les niveaux, universitaire et apprentissage. Troisièmement, un bon réseau de communication. Pas seulement des infrastructures de transport mais aussi des réseaux de communication qui permettent de relier la région à l’ensemble du monde par des technologies modernes. En quatrièmement, c’est un luxe – mais un luxe utile – l’attraction culturelle, un mode de vie : qu’il y ait une véritable vie culturelle.

JE : Quelles sont les forces et faiblesses des régions françaises ?

R. BARRE : Il y en a trop. D’où le problème de la multiplicité des communes.

GC : Pourtant Charles Millon y voit un avantage. Pour lui, c’est 36000 administrateurs dévoués qui travaillent gratuitement.

R. BARRE : Tout cela, c’est du folklore. Il faut commencer, dans un premier temps, par des associations de départements où on rectifierait des compétences, de sorte qu’il n’y ait plus la multiplicité des compétences et financements lorsqu’une action est menée. Cette démarche est longue. On ne peut pas d’un coup pousser à la réduction du nombre de Régions et à la disparition des départements. Mais, à terme, je vois huit régions si on envisage les réalités telles qu’elles sont. D’ici là, pourquoi ne pas tenter une expérience Haute-Normandie, Basse-Normandie. Mon idée est de commencer par faire des regroupements quasi-volontaires pour essayer de voir cela pendant une période probatoire et puis passer à la réforme.

JE : Quels sont les atouts et faiblesses de la Région Rhône-Alpes ?

R. BARRE : Atout fondamental, elle est la seule Région à l’échelle européenne. Son poids démographique est important car j’y ajoute le sud avec la Provence – Côte d’azur. Dans ce cas, ce poids est égale à celui de la région Ile-de-France. Autrement dit, je parle d’une Région qui va de Genève à Marseille. Autre atout, la diversité de son tissu industriel qui lui donne une capacité réelle d’épargne.

JE : Et sa position géographique ?

R. BARRE : Incomparable ! Dans le sillon rhodanien qui est extraordinaire car, dans l’avenir, la méditerranée deviendra une mer très active et l’embouchure de la méditerranée, c’est cette Région.

JE : l’Europe médiane ?

R. BARRE : Tout à fait. Quant aux faiblesses, en plus du fait que Lyon n’est pas encore une eurocité, ce ne sont pas des faiblesses mais ce sont des potentialités qui ne sont pas utilisées. Il y a dans la Région des sources importantes de dynamisme. Pour utiliser un mot anglo-saxon, la Région Lyonnaise est « in world looking » alors qu’elle devrait être « out world looking ».

JE : En fait, la faiblesse, c’est de ne pas savoir utiliser ses ressources.

R. BARRE : Les querelles de villes gaspillent de l’énergie.

JE : Est-ce que pour vous il existe un sentiment d’appartenance à la région Rhône-Alpes et est-ce que ce sentiment est important ?

R. BARRE : Il n’y a pas de sentiment d’appartenance à la Région Rhône-Alpes mais ça commence à se créer.

JE : Est-ce que vous croyez que cela se crée comme çela ?

R. BARRE : non, cela demande beaucoup de temps mais souvent il s’agit de donner des structures pour que cela demeure.

GC : est-ce que le manque de sentiment d’appartenance de Rhône-Alpes ne constitue pas une faiblesse de la région face à ses partenaires ?

R. BARRE : Mais cela viendra ! Lorsqu’on raisonne sur ces choses là, il faut voir sur le quart de siècle.

GC : Est-ce que la politique peut faire rattraper son retard à une Région ?

R. BARRE : Certainement.

JE : Même dans le cadre de 22 Régions ?

R. BARRE : Il y a des Présidents de région qui font des choses importantes mais cela ne débouche pas car l’échelle n’est pas là. La notion de masse critique devient capitale ou alors, il faut qu’une toute petite région ait des atouts prodigieux, qu’elle dispose d’une sorte de monopole. Mais je n’en vois pas en France.

GC : Est-ce que vous pouvez nous donner une Région Française qui ne réussira pas l’Europe à coup sûr. Qui réunit toutes les faiblesses structurelles ?

R. BARRE : Le grand Sud-Est que j’avais envisagé en tant que Premier ministre peut se développer. La Région du centre a beaucoup de faiblesses ; toutes les régions de l’Ouest.

JE : Le Limousin ?

R. BARRE : Le Limousin, j’y suis allé récemment. Le Limousin est un véritable « cas d’école » .
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Cliquez ici pour télécharger l'intégralité de ce mémoire qui comprend également en annexe une interview (22 février 1991) de Charles Millon, président de la Région Rhône-Alpes.